La traduction du Coran de Kazimirski sauvegarde son souffle poétique

7:32 - April 19, 2024
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IQNA-Cette traduction française du Coran d’Albert Kazimirski connut un grand succès dès 1840, notamment du fait de l’attention particulière portée à la langue poétique de ce texte fondateur. Elle est en outre précédée de la Vie de Mohammed d’Aboû l-Fidâ', traduite par Noël Desvergers. Le paratexte contextualise les enjeux de la traduction du Coran et propose un cadrage historique sur Mahomet.

Ce volume contient la traduction française du Coran publiée pour la première fois en 1840 par Albin de Biberstein Kazimirski (son nom a été écrit de diverses façons par les éditeurs successifs, mais c’est là l’orthographe qu’il avait lui-même adoptée). Les qualités de cette traduction lui ont valu de très nombreuses réimpressions. Un islamisant arabophone, le R. P. G. C. Anawati, la déclarait, il y a quelques années, « excellente » et estimait que, mieux qu’une autre, elle savait « sauvegarder le souffle poétique de nombreux passages du Coran » (Revue du Caire, no 237, mai 1960, p. 411, 417). Plus récemment, passant en revue, souvent avec une juste sévérité, une dizaine de traductions françaises du Coran, Jamal Eddine Bencheikh, arabophone, francophone et spécialiste très compétent de la théorie du langage poétique, déclare, après quelques critiques, que « cette traduction reste honorable et, pour quelques formules heureuses, recommandable ». Il ajoute : « Il est regrettable pour les successeurs de Kazimirski qu’on puisse encore écrire cela de sa traduction, un siècle et demi après sa parution » (Analyses, théorie, Saint-Denis, 1980, no 3, p. 32).

Kazimirski, né à Korchow dans la province de Lublin en Pologne, en novembre 1808, émigré en France, fut un savant modeste et consciencieux, doté d ’ une connaissance approfondie des langues arabe et persane. Il fut interprète de la légation française en Perse, puis traducteur-interprète 8au ministère des Affaires étrangères (1851) et secrétaire-interprète de l ’ Empereur pour les langues orientales (1858). Il a publié, outre sa traduction du Coran, un dictionnaire arabe-français qui est encore le principal instrument de travail des arabisants français, et une remarquable traduction du poète persan du xie siècle Menoutchehri, accompagnée de l’édition du texte, de très savantes et abondantes notes ainsi que d’une très copieuse introduction historique. Ce gros volume parut l’année de sa mort, le 22 juin 1887, à Paris. Je passe quelques autres ouvrages estimables.

Dans sa préface à Menoutchehri, il exprime ainsi son idéal de traducteur : « Rendre fidèlement l ’ original sans se départir du génie de la langue dans laquelle on traduit, c ’ est là l ’ A.B.C. du devoir d ’ un traducteur ; ce but, qui n ’ est pas difficile à atteindre quand il s ’ agit d ’ un livre d ’ histoire ou de science, devient très difficile lorsqu ’ on traduit un poète. Une fidélité excessive, un simple décalqué (sic) du texte original créerait des monstruosités ; la préoccupation excessive de faire honneur à la langue du traducteur aurait pour résultat d ’ effacer, peut-être trop, la physionomie, le ton et la manière de l ’ original ; le milieu est certes difficile à trouver ; l ’ indulgence du lecteur doit m ’ être acquise si je n ’ ai pas complètement réussi dans cette tâche » ( Menoutchehri, poète persan…, Paris, Klincksieck, 1887, p. vii). Rappelons que le Coran peut être considéré comme un ouvrage poétique au premier chef.

Les notes discrètes dont Kazimirski a muni sa traduction conservent leur valeur. On a résisté à la tentation de les développer ou de les améliorer à l ’ occasion. On a maintenu aussi naturellement sa transcription des noms et mots arabes.

On a fait précéder le texte de Kazimirski de la Vie de Mahomet, par Aboû l’Fidâ’, dans la traduction qu’en a donnée en 1837 Noël Desvergers. J’ai exposé, dans la 9notice par laquelle j’ai introduit à ce texte, la biographie de l’auteur. On a respecté également la transcription que Desvergers a adoptée.

On a reproduit, au début du volume, une courte chronologie où j ’ ai situé dans le temps les faits les plus marquants de la vie du Prophète, avec (en italique) les événements contemporains qui peuvent servir de cadre ou de repère par rapport à l ’ histoire du Proche-Orient et à celle de l ’ Europe. De même pour les dates essentielles de la recension, de l ’ étude et de la traduction du texte coranique. Ensuite viennent deux notices où j ’ avais condensé à l ’ intention d ’ une encyclopédie ce qu ’ on peut considérer comme les acquis des études scientifiques sur Mahomet et sur le Coran respectivement. Comme Kazimirski et Desvergers, j’ai été très soucieux de respecter la foi des musulmans croyants. On remarquera, par exemple, qu’on a supprimé l’indication que portaient beaucoup d’éditions au moins de cette traduction comme de certaines autres et qui donnait « Mahomet » comme nom d’auteur. On avait : « Mahomet : le Coran » comme on a « Corneille : Le Cid ». C’est là, quoi qu’on pense soi-même, choquer violemment d’entrée de jeu la sensibilité de tout croyant musulman pour qui le Coran est l’œuvre de Dieu dont Mahomet ne fut qu’un transmetteur. Néanmoins le point de vue des non-musulmans ne peut être le même puisque, par définition, ils ne peuvent croire que le Coran soit la Parole de Dieu, et ce serait pure hypocrisie que de le dissimuler sous des formulations équivoques.

Comme on l ’ a dit, on ne pouvait changer les transcriptions de Kazimirski et de Desvergers. J ’ ai seulement corrigé, dans mes notes au texte de ce dernier (où je donne aussi quelques explications qu ’ il n ’ avait pas jugées nécessaires), ce qui n ’ est pas simple variante du système de transcription adopté, mais carrément une fausse lecture. Quant au 10premier, l ’ éditeur d ’ une des nombreuses réimpressions de sa traduction du Coranavait déjà adapté partiellement et discrètement sa transcription aux notations modernes qui suivent l’arabe de façon plus cohérente, avec notation des voyelles longues, etc. On a maintenu ces adaptations qui ne touchaient pas réellement au corps des mots et qui rapprochaient leur forme de celle que j’ai adoptée.

On trouvera donc, dans les différents textes qui forment ce livre, les mêmes mots ou les mêmes noms arabes écrits sous des formes légèrement différentes. On les reconnaîtra aisément. Aucun système de transcription n ’ est en soi plus « scientifique » qu ’ un autre. Tous ceux qui sont cohérents sont valables. Pour les textes de ma main, j ’ ai suivi des règles courantes dans le monde orientaliste. Les lettres pointées indiquent des « emphatiques », c ’ est-à-dire des phonèmes prononcés avec un certain effort d ’ articulation par rapport à ceux que rendent les mêmes lettres non pointées. De même le q par rapport au k et le ç par rapport au s. Ce qui est noté th doit être prononcé comme le th anglais dans thing et dh comme le même th anglais dans l ’ article the, kh comme l ’ allemand ch dans ach ou la jota espagnole. L ’ accent circonflexe indique une voyelle longue. Le n après une voyelle ne doit jamais se prononcer comme dans les voyelles nasales françaises, mais comme -ann, -inn, -onn, etc. (de même chez Kazimirski et Desvergers). La finale du nom d’Aboû Sofyân ne doit pas se lire comme dans « maman », mais comme dans « cabane ». Les espèces d’apostrophes qu’on verra (de même dans le texte de Kazimirski) représentent, l’une tournée vers la gauche une attaque glottale comme celle qu’on trouve devant les mots allemands commençant par une voyelle (Atem), l’autre une consonne particulière, à peu près le bruit qu’on émet quand le médecin dit « faites a » afin de voir le fond de la gorge. Le r devrait se prononcer 11« roulé » comme dans le Midi de la France, tandis que le son transcrit ici gh, traditionnellement, doit se lire à peu près comme le r parisien dit grasseyé. C’est pourquoi le mot arabe ghazwa a donné en français « razzia » et le nom d’une ville libyenne connue s’écrit tantôt Ghadamès, tantôt Rhadamès, sur les cartes et dans les dictionnaires.

Kazimirski et Desvergers ont suivi aussi une partie de ces conventions. On peut remarquer que l ’ un et l ’ autre employaient souvent c pour le k emphatique que je note q. Desvergers écrit Saad, Caaba, etc., là où j ’ écris Sa ‘ d, Ka ‘ ba, etc. Comme il a été dit, l ’ éditeur d ’ une des réimpressions de la traduction de Kazimirski a adapté un peu sa transcription aux notations modernes. Dans les notes de cette traduction, il a écrit le nom du Prophète Mu ḥ ammad, là où Kazimirski avait laissé Mahomet et où j ’ écris Mo ḥ ammad. L ’ intention est de suggérer la prononciation Mou ḥ ammad ( avec ou bref ) , non moins valable que celle qu ’ indique ma propre transcription.

Les voyelles brèves arabes sont en effet fluctuantes suivant les prononciations, leur position, etc. On ne s ’ étonnera donc pas de trouver les mêmes noms transcrits de façon différente dans ces trois textes et ailleurs.

Maxime Rodinson

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