Les Palestiniens ne renonceront jamais à leur terre

8:13 - December 05, 2017
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A l’occasion de la parution de son premier ouvrage « Chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation », conçu comme un recueil de chroniques quotidiennes écrites de 2003 à ce jour, toutes plus marquantes les unes que les autres, Samah Jabr, a accordé à Oumma une interview dans laquelle elle évoque, entre autres, son rôle central dans le film réalisé par Alexandra Dols : « Derrière les fronts : Résistances et Résilience en Palestine » (projeté actuellement en salle en France).

Les Palestiniens ne renonceront jamais à leur terre

Samah Jabr, vous êtes à la fois une psychiatre/psychothérapeute palestinienne de renom et une auteure. Qu’est-ce qui vous a poussée à devenir le grand témoin du film-documentaire réalisé par Alexandra Dols : « Derrière les Fronts : Résistance et Résilience en Palestine » ?


Je suis directrice de l’Unité de Santé Mentale en Cisjordanie occupée, et à ce titre, je suis responsable des services de santé mentale pour l’ensemble de la région. Ce qui m’a incitée à participer à ce film, c’est la même motivation qui m’a poussée irrésistiblement à écrire depuis 1998. A travers mes écrits, je veux informer sur les blessures invisibles du peuple palestinien, afin que le monde sache tout de ses souffrances cachées. Je mets des mots sur des maux, des sentiments et des vécus enfouis, tandis que la réalisatrice Alexandra Dols les illustre en images.


Je pense que cette union entre mes mots et ses images contribue à donner une autre image des Palestiniens qui sont constamment diabolisés par les médias internationaux pro-israéliens, ou présentés comme des victimes impuissantes par les défenseurs de la souveraineté de la Palestine. Dans le film « Derrière les Fronts », les Palestiniens sont représentés comme un peuple digne, créatif, plein de ressources, en dépit des terribles épreuves et traumatismes subis.


La colonisation d’Israël se poursuit de plus belle en faisant des ravages considérables, notamment dans ce que vous appelez « l’espace mental » de vos concitoyens. Quels messages essentiels avez-vous voulu délivrer dans ce film ?


Tout d’abord, que l’occupation israélienne s’attaque délibérément au mental et à la volonté de la population qui vit sous son joug, pour mieux les affaiblir, les anéantir, de la même manière qu’elle s’attaque à son intégrité physique pour mieux la détruire.


Ensuite, que la résistance à l’oppresseur est cruciale pour le mieux-être des Palestiniens, dans le sens où elle produit des effets bénéfiques, valorisants et fédérateurs, et qu’au contraire la capitulation conduit à la dépression collective et à un désir de vengeance occasionnel.


Je voulais également insister sur le fait qu’un processus de libération psychologique devrait aller de pair avec les efforts menés pour libérer la terre de Palestine. La libération psychologique des Palestiniens n’a pas besoin de psychiatres pour soigner les pathologies et administrer des traitements, pour la simple et bonne raison que les Palestiniens sont occupés et pas malades ! Au lieu de cela, la libération psychologique requiert des leaders responsables, capables de construire une résilience collective et d’insuffler ce souffle d’énergie positive à l’ensemble de la population.

La plupart des Palestiniens puisent dans les enseignements de la spiritualité, de la morale ou de la philosophie, la force de panser les blessures infligées par le traumatisme politique.


Enfin, je voulais clamer haut et fort que les Palestiniens ne renonceront jamais à leur terre, que l’occupation israélienne ne connaîtra jamais la paix et ne gagnera jamais en légitimité.

Comment vos concitoyens, selon vous, peuvent-ils résister le plus efficacement possible à la politique d’apartheid d’Israël ? Les femmes palestiniennes jouent-elles un rôle important ?


En restant plus que jamais connectés avec le reste du monde face à l’isolation forcée, plus que jamais soudés face à la menace de fragmentation. Les femmes apportent en effet une précieuse contribution, en retissant le tissu social déchiré de leur pays et en perpétuant la tradition orale de l’histoire de la Palestine.

 

Les Palestiniens ne renonceront jamais à leur terre


Deux ans après son tournage, le film « Derrière les fronts » est actuellement projeté en salle, à Paris et dans quelques villes de province. Quel accueil reçoit-il de la part du public français et, vous-même, comment êtes-vous accueillie ?


Je me réjouis que ce film très authentique, qui reflète fidèlement la réalité palestinienne, au point d’être susceptible de déplaire à la sphère institutionnelle, n’ait reçu aucun soutien de ce côté-là. Je suis pleinement satisfaite qu’il ait réussi à se frayer, seul, un chemin vers le grand public, et qu’il soit devenu un support créant les conditions d’un vrai débat sur la Palestine, en dehors des cercles d’initiés classiques.


Le film est long, mais il est réconfortant de constater que les gens restent pendant les deux heures de projection pour pouvoir ensuite en discuter. Il a reçu un excellent accueil de la part de la presse et plusieurs personnes m’ont écrit pour me dire combien elles avaient été marquées par la mise en lumière d’une réalité palestinienne méconnue.


Est-ce que la population palestinienne pourra voir le film ?
Le film a été projeté en Palestine, à Nablus et dans le camp de Dheisheh, un camp de réfugiés palestiniens situé au sud de Bethléem. Nous avons appris avec joie sa sélection pour le festival annuel Days of Cinema qui, chaque octobre, place la Palestine sur la carte de l’industrie cinématographique internationale, et nous avons eu le grand bonheur qu’il remporte the Sunbird Award du meilleur documentaire en 2017.


Plusieurs films ont déjà traité de la Palestine et des Palestiniens, mais si plusieurs d’entre eux peuvent rencontrer un certain succès en Occident, rares sont ceux qui sont appréciés et remportent l’adhésion du public palestinien. Aussi, ai-je été si heureuse que les efforts d’Alexandra Dols et de son équipe soient reconnus à leur juste valeur et récompensés par les Palestiniens.


Etes-vous soutenue dans votre démarche par des hommes politiques palestiniens ou des personnalités palestiniennes ?


Non, pas du tout. Je ne suis pas connue en Palestine pour mon activisme ou mes opinions politiques. Je ne suis membre d’aucun parti et cela constitue un obstacle, et en aucun cas un avantage. Mais cependant, je peux entreprendre beaucoup de choses par moi-même.


En Palestine, je suis surtout connue pour être une très bonne clinicienne, formatrice et professeure d’université. J’interviens souvent dans les médias afin d’instruire le public sur la santé mentale et de défendre les droits des patients en psychiatrie. Les gens n’ont pas besoin de moi pour ruminer la réalité politique qu’ils ne connaissent que trop bien. C’est dans ma discipline que je peux être le plus utile à mes concitoyens, en m’attelant à développer les services de santé mentale localement et en informant le monde sur ce qui passe dans mon pays.

Quel bilan dressez-vous des traumatismes nés de cette occupation implacable ? Y a-t-il des raisons d’espérer, envers et contre tout ?

Je suis spécialisée dans les traumatismes cachés sous occupation, à la fois en psychiatrie et en psychothérapie. J’effectue une grande partie du travail d’un psychiatre en traitant les patients atteints de troubles mentaux, plus ou moins sévères. J’enseigne également. Grâce à ma connaissance de la psychologie et ma conscience politique, je suis en mesure d’analyser, de transmettre et de communiquer sur les différentes manières de vivre ou de subir l’occupation par les Palestiniens.


Je suis à même de mesurer l’ampleur des dégâts psychologiques causés par une politique de domination, et contrairement à beaucoup de professionnels intimidés, je ne crains pas que la politique soit un agent pathogène pouvant nuire à notre discipline. Ce n’est pas faire une entorse à la neutralité ou à l’impartialité, et cela ne me discrédite pas en tant que professionnelle. Au contraire, toute conceptualisation de la santé mentale sans tenir compte des droits de l’Homme serait vaine et vide de sens. A l’instar des médecins généralistes qui recommandent une bonne hygiène de vie et une nutrition équilibrée pour l’état général, nous, les professionnels de santé mentale, nous devrions nous efforcer de lutter pour la justice et la liberté afin de favoriser une bonne santé mentale.


Quant à ce que j’entrevois de la réalité politique, j’observe avec inquiétude le sombre scénario qui s’élabore contre les Palestiniens. Je ne suis pas aveugle. Des politiques occidentales et régionales sont mises en œuvre pour réduire le peuple palestinien au silence et légitimer l’occupation.

 

Les Palestiniens ne renonceront jamais à leur terre


Il est évident que l’existence de régimes tyranniques dans le monde arabe sert les intérêts de l’oppresseur israélien, compte tenu du fait que ces régimes sont bien plus intéressés par le maintien de leur stabilité que par l’adoption d’un véritable agenda national qui serait bénéfique à leur peuple. Mon espoir réside dans la conscience politique et la résistance psychologique des Palestiniens, ainsi que des peuples arabes. L’Egypte a signé les accords de Camp David il y a 40 ans, qui n’ont jamais fait et ne feront jamais des Egyptiens des amis d’Israël, pas plus que les efforts déployés par les régimes totalitaires arabes pour normaliser l’image d’Israël, en dépit du ressentiment de leurs populations respectives, ne parviendront à le faire passer pour un « Etat normal » dans la région.


Est-ce que la révélation au grand jour des souffrances invisibles du peuple palestinien peut avoir l’effet d’un remède ?


« Jusqu’à ce que votre inconscient devienne conscient, alors il dirigera votre vie », c’est une citation célèbre du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, en psychoanalyse. Et pour ma part, j’ajouterai que jusqu’à ce que l’invisible devienne visible, alors il vous hantera et sèmera le trouble dans votre esprit.


La réalisatrice Alexandra Dols et moi-même avons entendu des réactions étonnantes de part et d’autre, qui témoignent de l’impact positif du film sur le public, de Palestine et d’ailleurs. Ainsi, une jeune femme palestinienne nous a confié : « Je suis souvent submergée par l’émotion quand j’essaye d’expliquer ce que nous vivons à des étrangers, je me sens souvent incapable de trouver les bons mots pour exprimer mes opinions et ce que je ressens, et je cherche souvent de l’aide pour que l’on parle à ma place. Maintenant, grâce à ce film, je sais ce qu’il faut dire et comment le dire ».


Il y a eu aussi ce jeune homme palestinien qui nous a dit : « Je comprends mieux à présent ce qui peut me libérer des sentiments d’infériorité et de honte qui m’habitent ». Ou encore ce psychologue israélien qui s’est exclamé « Ce film m’a fait passer de la prise de conscience à l’action », sans oublier ce Français socialiste qui a reconnu humblement : « J’ai passé 40 ans de ma vie à soutenir les Israéliens. Ce film m’a changé, je réalise combien j’étais dans l’erreur et la confusion ».


Vos chroniques quotidiennes, écrites de 2003 à ce jour, font l’objet de votre tout premier livre : « chroniques d’une psychiatre psychothérapeute palestinienne sous occupation ». Si vous deviez extraire une histoire particulièrement édifiante de ce recueil (disponible en librairie au mois de mars 2018), quelle serait-elle ?


Je pense à “S’envoler hors de nos cages”, un article qui met en relief la crise psychologique causée par la violence structurelle, les inégalités économiques et l’injustice criante qui sont autant de fléaux qui s’abattent sur la société palestinienne sous occupation. Il a été publié dans le magazine Washington Report on Middle East Affairs, en juin 2014.
oumma

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